« Pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! » Cette réaction impulsive de Pierre rend bien compte du personnage, toujours aussi entier, aussi radical, lui qui venait de s’opposer au geste de Jésus : « lui, le Maître ? S’abaisser au rang du serviteur ? Jamais de la vie ! » Dans la tradition juive, la tâche était confiée aux domestiques de la maison, à l’entrée des hôtes de passage. Ici, Jésus renverse la hiérarchie et provoque le trouble des disciples réunis autour de Jésus.
Notez qu’il est important de remettre cette scène dans son contexte : non pas avant, mais pendant… la cène ! Si Saint Jean fait le choix de ne pas rappeler le repas pascal où Jésus annonce le don de sa vie, Corps et Sang, il précise que le lavement des pieds est fait « au cours du repas ». Un indice pour comprendre que les deux gestes symboliques de Jésus, au soir de sa pâque, sont liés. Ce que confirment les derniers mots du Christ : « C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. » Commandement qui renvoie aux paroles de Jésus après la consécration du Pain et du Vin : « Faites cela en mémoire de moi » (1Co 11, 26). Nous devons donc comprendre qu’il y a un rapport étroit, une quasi identité, entre l’Eucharistie que jésus vient d’instituer et l’amour entre les frères, une quasi identité entre le Corps et le Sang eucharistiques et le Corps que forment entre eux les baptisés. Et le point commun à ces deux gestes, c’est l’invitation au don de notre vie, uni au don par excellence du Christ dans sa Pâque : « (Comme moi je l’ai fait), vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres ». Le même Saint Jean, méditant cela quelques années plus tard écrira dans sa première lettre : « Voici à quoi nous avons reconnu l’amour : lui, Jésus, a donné sa vie pour nous. Nous aussi, nous devons donner notre vie pour nos frères » (1Jn 3, 16). Ou encore, dans les paroles de Jésus après le repas : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13).
Chers amis, nous qui, ce soir, célébrons la Cène du Seigneur, nous sommes invités, qui que nous soyons, à interroger la qualité que nous donnons à notre charité les uns envers les autres. Dans quelques instants, à l’invitation du Christ, nous laverons les pieds de douze d’entre vous. Au-delà du geste lui-même, que chacun de nous se rappelle la grâce du baptême qui nous plonge dans la Vie du Christ, qui nous donne “part” à sa Vie. Il ne s’agit pas seulement d’une purification, en effet. Il s’agit d’une plongée qui pousse Pierre à faire cette prophétie : « Pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! » C’est à un don total de nous-mêmes que nous sommes invités ! À une plongée baptismale dans les eaux vives du Salut ! Toi, l’époux ou l’épouse, rappelle-toi les mots de ton engagement : « Je me donne à toi », et plonge-toi dans la Vie du Christ ! Toi, le père ou la mère de famille : redis chaque jour à tes enfants : « Voici mon corps et mon sang livrés pour vous », et plonge-toi dans la vie du Christ ! Toi —qui que tu sois, petit ou grand —, le Seigneur t’encourage à servir et non à t’imposer à tes frères, et plonge-toi dans la vie du Christ ! Et je n’oublie pas le pasteur que je suis, qui s’est engagé pour le service de l’Église, avec désintéressement et par amour du Christ, au jour de son ordination sacerdotale et à qui Dieu dit aussi : « plonge toi dans la vie du Christ ».
Jésus nous invite aujourd’hui à servir et nous donner. Mais il nous rappelle aussi et avant tout que c’est lui qui a « donné sa vie pour nous », sur la croix. Et s’il se nomme lui-même « Maître et Seigneur », ce n’est pas au sens commun ou mondain du terme. Jésus se présente sans cesse à nous comme le maître-serviteur, le Bon Berger qui donne sa vie pour ses brebis, qui les conduit et les nourrit. Voilà pourquoi, chers amis, nous devons revenir si souvent au repas de l’Eucharistie : pour boire à la source de cet Amour divin sans lequel notre amour les uns pour les autres risque de n’être qu’une vague sympathie. La vie de nos communautés ne peut se satisfaire d’une simple gentillesse mutuelle. Nous devons chercher à nous donner, corps et sang, les uns aux autres, chercher à nous laver les pieds les uns aux autres. Et cela n’est possible que si nous nous plongeons souvent dans la source du Christ. Si la participation à la messe dominicale en est le moyen par excellence, quelle place donnons-nous à la prière dans notre vie, à la lecture ordinaire de l’Évangile, à une visite au Saint Sacrement dans l’église, à un temps d’adoration eucharistique, à un arrêt devant un crucifix, au sacrement du pardon ?
Certains s’interrogent sur l’avenir de nos paroisses. Et c’est vrai que les temps changent et que ce que l’on a connu hier n’est plus ce que nous connaissons aujourd’hui. On peut s’étonner ou se plaindre, mais cela est stérile. S’il est un geste qui traverse tous les siècles, toutes les générations, c’est bien celui-ci : Jésus qui, aujourd’hui comme hier, lave les pieds de tous ceux qui acceptent de se laisser approcher de lui jusqu’à dire avec Saint Pierre : « pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! ». Seigneur, en cette semaine Sainte, fais-nous plonger dans ta mort et ta résurrection. Amen.
Père Rémy CROCHU